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Pour bien décider, savoir assumer les tensions

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Une société ne vit pas seulement de l’accumulation de moyens techniques permettant d’assurer sa prospérité matérielle. Plus ou moins prospère selon le cas, elle n’est société humaine que selon les fins qu’elle s’assigne. Dit en d’autres termes : ce qu’il est convenu d’appeler le bien être ne suffit pas au bien vivre. Sous prétexte qu’il ne lui appartient pas de se prononcer sur les finalités ultimes du destin de l’homme, la politique ne peut s’installer dans l’indifférence vis-à-vis des fins. Sous peine de devenir, comme on dit, de la « realpolitik », c’est-à-dire céder à un réalisme de bas étage. 

Pour sauvegarder le réalisme nécessaire en politique, à l’instigation du sociologue Max Weber, dans les années 1920 s’est instaurée une distinction entre « l’éthique de conviction » et « l’éthique de responsabilité ». S’attachant très particulièrement à « l’éthique de responsabilité », Weber a expliqué que doivent être envisagés les effets des décisions politiques et que ces effets en certains cas peuvent être désastreux. La recherche du bien à l’échelle d’une société peut tourner, en dépit de la noblesse des intentions, à de graves difficultés pour la vie en commun.

Double volet

Y-aurait-il une « morale de conviction » et « une morale de responsabilité » ? C’est ce que pense Weber. Il consent à l’idée qu’il puisse y avoir sur certains points une harmonisation. Toutefois il vise de façon expresse le « Sermon sur la montagne » (évangile de St Matthieu) comme l’antithèse, pour une morale politique, de l’attitude d’un responsable. Ainsi voit-il dans « aimez vos ennemis » pris à la lettre la porte ouverte au pacifisme le plus irresponsable. Dans ces années 1920 un tel sujet était en effet de la plus haute importance dans une Allemagne qui devait se relever de sa défaite et faire face à des périls inédits en son sein. Il faut accorder à cette prise de position que le bien à son plus haut niveau n’est pas toujours possible et raisonnable pour les règles que se donne une société. La question pourtant est encore là : lorsque recule jusqu’à s’effacer la préoccupation de la finalité ultime, et que disparaît l’horizon de sens qui oriente la marche, la société se déshumanise progressivement. Certains pensent que, pour avoir déserté la vie publique, les fins se réfugient alors dans des petites « communautés », des cercles menacés de se clore sur eux-mêmes, parfois de verser dans le fanatisme par rapport à la société en son ensemble. Il y a peut-être là, en ce 21ème siècle, l’une des explications du fondamentalisme religieux parfois agressif au sein de nos pays sécularisés. Weber n’a donc pas tout à fait tort lorsque, pour une attitude politique responsable, il met en avant la prise en charge des conséquences des choix. D’où une raison supplémentaire de refuser une cloison étanche entre éthique de conviction et éthique de responsabilité.

La tension inévitable 

Il est bien vrai qu’il existe une tension. Celui qui ne l’accepte pas doit renoncer à une action politique directe. Ce qui peut être dans certains cas une fuite, mais aussi dans d’autres cas la force d’un témoignage telle qu’on la voit chez des saints du christianisme ou d’hommes inspirés par de grandes sagesses comme Tolstoï en Russie ou Gandhi en Inde. Le philosophe chrétien Paul Ricœur estime que la conviction, telle que la vivent des individus et des groupes, ne doit pas se dispenser de faire pression sur les mécanismes sociaux. Une pression n’aboutit pas inévitablement à des « groupes de pression » ou « lobbies » qui cherchent par tous les moyens à imposer leurs vues. Obéir à ces mécanismes n’est pas la solution en tout cas le dernier mot. P. Ricœur explique que ce sont d’abord « des groupes de pensée, des groupes humanistes, des groupes religieux » qui ont vocation raisonnablement à témoigner de cette morale de conviction. Ce qui suppose que ces groupes ne vivent pas à part de la société politique et que cette dernière de son côté leur accorde droit à la parole. C’est l’une des formes de la liberté d’expression sans laquelle il n’y a pas de démocratie.

Un horizon de sens

C’est ici que l’on peut situer l’Église. Elle intervient dans une société dont elle n’a pas la maîtrise. Son rôle n’est pas de régir ou, si l’on veut, de « faire la loi ». Il est de nourrir une relation positive entre l’idée chrétienne de l’homme et les questions, surtout quand elles sont nouvelles, posées aux responsables politiques. L’erreur serait sans doute que l’Église ne tienne aucun compte de l’efficacité des moyens et qu’à l’inverse les acteurs politiques relèguent les fins rappelées par l’Église parmi les prédications sans intérêt social. Faudrait-il dire que finalement les groupes religieux, et donc l’Église, sont dans leur rôle quand ils professent une utopie ? Acceptons qu’on puisse le dire à condition qu’on donne au terme « utopie » une fonction positive : celle de ne jamais cesser de désigner un horizon en lui-même inaccessible (surtout s’il consiste dans la perfection de l’amour selon Dieu), mais sans lequel la société ne peut réaliser aucun pas en avant dans la direction de la vérité, de la justice, de la paix. Maintenir l’espérance en dépit de bien des déboires est pour tous une tâche indispensable. C’est la mission des chrétiens en tant que porteurs d’une « Bonne Nouvelle » pour le monde.

Des limites

Indiquer les fins ne peut se faire que si, dans le même temps, on n’indique des limites. Ce sont alors les limites de la politique elle-même. Le chancelier allemand Helmut Schmidt évoquait volontiers le domaine du « non délibérable » (« le chrétien face aux choix politiques » – Bayard – 1980). Il voulait dire qu’il est des questions qui touchent si profondément à l’essence de la condition humaine qu’il n’appartient pas à des instances politiques de délibérer et donc de se prononcer par voie législative sur ce qui est à faire ou à ne pas faire. Ainsi certaines de nos lois sur des questions sociétales peuvent être envisagées comme contestables en leur principe. La place des confessions religieuses en tout cas, parait, à cet homme d’État, très particulièrement indiquée là où les consciences sont en débat au plus intime. Ajoutons que le responsable politique lui-même, s’il estime que sa conscience est concernée comme celle de tout citoyen, ne peut se contenter de voter selon les consignes de son parti. Ce qui implique un choix commandé par une exigence éthique estimée majeure. H. Schmidt trouve raisonnable d’écrire : « la démocratie libérale ne tient pas seulement au fait que la majorité gouverne, mais au fait qu’elle sait ce qui légitimement relève ou non de décisions majoritaires ».

Par Gaston Pietri.

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