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La voie chrétienne de la fraternité

La trilogie républicaine « liberté, égalité, fraternité » est souvent rappelée. Elle garde, dans les bouleversements de notre époque, une valeur emblématique incontestable. Des trois termes c’est encore la fraternité qui est la plus difficile à définir. Par fraternité il est fait appel au sentiment, à cette disposition que l’on nomme empathie et qui spontanément s’applique aux rapports interpersonnels plus qu’aux rapports sociaux. Il n’est nul doute qu’historiquement une filiation chrétienne a joué un rôle spécifique dans la place faite à la notion de fraternité. Bien d’autres pays que la France, tout en étant conscients de l’ampleur de la sécularisation, ont mis en avant la part chrétienne de l’humanisme moderne. Certains l’ont dit plus explicitement qu’on ne l’a fait en France où sont les héritiers les plus proches de la Révolution française.

Ce que dit l’anthropologie

Il est intéressant de voir comment un anthropologue contemporain, Louis Dumont, a établi un lien entre l’individualisme et la fraternité. Par individualisme l’on entend trop facilement le « chacun pour soi ». Qui pourrait nier que cette connotation péjorative corresponde à la réalité de comportements largement répandus ? Dans Essais sur l’individualisme (Editions du Seuil – 1983), en anthropologue, Louis Dumont décrit la naissance de l’individualisme comme prise de conscience de la valeur spécifique de l’individu (ce « moi » qui est unique et se veut reconnu en sa singularité). Et la culture passe, y compris dans les législations, de la mentalité « holiste » (« holos » en grec signifie le « tout ») à la prise en considération de chacun comme individu (d’où « individualisme »). L’auteur voit cet individu émerger au sein de la société dans sa relation à Dieu. L’expression employée par L. Dumont peut déconcerter : « l’individu hors du monde ». Ce qui veut dire que cette « relation verticale » commence par extraire d’abord l’individu de son immersion dans le groupe. Et ce n’est pas pour le vouer à l’isolement, mais pour lui donner un autre mode de présence à ce monde. 

Ainsi donc à « l’individu hors du monde » correspondra « l’individu dans le monde ». En raccourci l’on peut dire que c’est la relation de l’individu à Dieu, dans la perspective du christianisme, qui fait éclore une « fraternité universelle » (« fraternité de l’amour dans et par le Christ »). Pour L. Dumont, l’égalité en est une conséquence. De ce point de vue c’est la fraternité qui est première, dans le sens où, dépassant les catégories inférieures et supérieures, elle concerne tout homme en relation avec le frère humain comme il est dans sa relation à Dieu. On pourrait dire que la « relation horizontale » ici vient croiser la « relation verticale ». Il en est de l’essence même du christianisme.

Aussitôt vient la question : qu’en est-il alors de ceux qui, pour bien des raisons à la fois culturelles et personnelles, ne se reconnaissent pas dans « l’individu en relation à Dieu », vivant une relation horizontale qui pour être fraternité n’a pas besoin de la relation à Dieu (verticale) ? Le chrétien est en droit de penser que l’Esprit du Christ n’est pas absent de cette attitude ; y croire n’est pas pour le christianisme une « manœuvre » d’annexion. Reste la filiation historique observée par l’anthropologue : l’occulter est une façon de biffer l’histoire.

Dans la société antique, l’inégalité et donc l’inexistence de relations de fraternité entre catégories sociales sont le fait d’un donné de nature. En ce qui concerne les hommes libres et les esclaves, les uns, citoyens, et les autres, exclus d’office de toute citoyenneté, les plus célèbres philosophes traitent de l’homme et de sa dignité en intégrant, comme si elle allait de soi, cette barrière longtemps infranchissable. Ainsi s’organisent les institutions dont les chrétiens eux-mêmes seront tributaires. Et l’on verra ainsi une fraternité née dans les cœurs, vécue à travers des relations d’abord de personne à personne, sans penser que soit possible le légitime changement institutionnel qui relèverait de la subversion. C’est là une tension congénitale pour le christianisme.

Au cœur de la condition chrétienne

Le Nouveau Testament manifeste que la fraternité est véritablement au cœur de la condition chrétienne. Saint Jean, dans le prologue de son Évangile, présente les croyants, comme ceux qui croient au nom du Christ et ont reçu de lui « le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn. 1, 12) : véritable engendrement dans lequel s’origine la fraternité en Christ. L’appellation « chrétiens » attribuée aux membres de la communauté, est apparue à Antioche (Actes ch. 11). Au total, dans les textes du Nouveau Testament, elle est mentionnée seulement trois fois. Dès le lendemain de Pentecôte, c’est le mot « frère » qui prévaut, alors que subsiste le terme « disciple » qui vient du temps de la vie mortelle de Jésus. 

Aux païens nouvellement convertis à l’Évangile, Paul donne l’assurance que, comme les Juifs et en dépit des difficultés de vie en commun, ils ont « tous deux, dans un seul Esprit, accès auprès du Père » (Eph. 2, 18). En fait Jésus, dans les synagogues juives, avait proclamé un véritable bouleversement des solidarités par l’accueil de la Parole. Quand on sait la force, dans ce monde sémitique, des solidarités qui tiennent à l’origine et au sang, il fallait entendre l’étonnante définition de la parenté : « Qui sont ma mère, mes frères ? Ce sont ceux qui écoutent la Parole de Dieu et la mettent en pratique. » (Lc. 8, 19-21) 

Ce n’est pas la négation des solidarités familiales, c’est leur relativisation au regard de l’appartenance radicale que crée la foi. Paul, parlant du Christ ressuscité, invite à le considérer comme « l’aîné d’une multitude de frères ». (Rom. 8, 29)

Divorce entre rapports personnels et institutions

Un épisode connu par une très brève épître de l’Apôtre des païens nous place devant la question de la fraternité confrontée à l’esclavage en tant qu’institution de la société antique (épître à Philémon). Onésime est un esclave que Paul a connu en prison. Paul s’y trouve à cause de l’Évangile, Onésime parce qu’esclave fugitif il a été rattrapé. Au lieu de l’aider éventuellement à s’évader, Paul renvoie à son maître Philémon l’esclave devenu chrétien. Le sens de la lettre tient en deux mots : « Reçois-le comme un frère bien aimé. » (V. 18) Or le statut demeure celui d’esclave, tandis que la relation née de la foi est celle de la fraternité. Qu’est-ce que cette fraternité intérieure, spirituelle, finalement idéaliste ? Regardons le contexte : Athènes est une ville qui compte 25 000 citoyens hommes libres et 70 000 hommes en condition d’esclaves. Autant dire que l’esclavage est un pilier de cette société. En-dehors même de la foi spécifiquement chrétienne, dans les esprits et les mœurs, qu’en est-il de la dignité fondamentale de chacun en notre commune humanité ? Dans son épître aux Galates, Paul a proclamé : « Vous avez revêtu le Christ. Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme, vous êtes un dans le Christ. » (Gal. 3, 27) On peut estimer que cet extraordinaire ferment chrétien de fraternité a été d’une énorme lenteur à se traduire dans les faits. Encore faut-il ne pas négliger plus largement l’obstacle du rapport aux institutions, la difficile interaction entre les conditions concrètes d’existence et l’inscription juridique de perceptions nouvelles. 

Entre la communauté chrétienne et la société en son organisation y a-t-il eu un va-et-vient positif ? Jusqu’au IVe siècle et à la conversion de Constantin la situation du christianisme a été précaire. Elle n’a pas empêché qu’au lieu de s’enclore dans la vie « extérieure » avec ses règles propres, les chrétiens aient pris à cœur la citoyenneté au sein de l’Empire. Plusieurs écrits en témoignent. Louis Dumont compare le chrétien et le « renonçant indien » (selon son expression). De ce dernier il souligne, dans la quête de la sagesse, le choix de l’isolement. En somme il est le parfait « individu hors du monde ». L. Dumont n’insiste peut-être pas suffisamment sur la préoccupation des disciples du Christ, en vertu de leur foi en l’Incarnation, de poser des jalons d’une société sous le signe de la fraternité universelle. Avec des hauts et des bas, non sans compromis, l’axe a été l’effort de traduction concrète de cet idéal. Il est en tout cas difficile, pour le christianisme, de parler de « dévaluation du monde ». Le chrétien, selon Jésus, n’est pas « du monde » mais « dans le monde ». Dans ce monde où Dieu a envoyé son Fils.

Par Gaston Pietri.

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